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Interview du Père jésuite John Staudenmaier
Université de Detroit-Mercy, 16 avril 2001



Manfred Hulverscheidt
: Si ma lecture de vos divers articles est juste, vous remontez beaucoup plus loin dans le temps que le XIXe siècle pour expliquer le phénomène de l'électricité en tant que facteur culturel de notre société.

Père jésuite John Staudenmaier: J'ai tendance à voir l'électricité dans un contexte culturel plus large, je pense à tous ceux qui ont investi leur argent et leur savoir, leur temps et leur énergie dans la recherche et le développement. Notamment, bien sûr, aux XIXe et XXe siècles. Ce n'est pas l'effet du hasard si on s'y est intéressé, ou plutôt: peut-être peut-on mieux comprendre cet intérêt pour les phénomènes électriques, et plus tard électroniques, en posant la question suivante: "Qu'est-ce qui, dans la culture européenne, et notamment dans celle de l'Europe du Nord et de l'Europe occidentale, est à l'origine de cette préférence des gens pour ce type de technique?"



MH:
En quoi consiste cette préférence?

FJS: Je pense en particulier à l'histoire des Lumières, aux XVIIe et XVIIIe siècles, qui commence à se révéler à nous. Regardez qui sont les grands intellectuels européens dans la période qui suit, en gros, la guerre de Trente ans: Descartes, puis Leibniz et Newton. Vous observez une méfiance croissante face à tout ce qui est sensuel, empirique, régional, topique, catégories perçues comme suspectes et porteuses de déception. On cherche donc une sorte de nouveau cadre de référence pour une science fiable, une politique fiable. Pour certains, c'est la guerre de Trente ans, les massacres, les atrocités commises pendant toutes ces années au nom de la religion qui en seraient la cause: ils n'auraient plus eu la force de croire qu'il est possible de concilier dans la sphère publique, en politique, ce qui relève du local, du sensuel, du personnel, de l'empirique. Ils se seraient alors demandé comment créer un monde débarrassé des passions, des préférences, des exagération, etc. A mon avis, c'est cette quête qui mène à l'apparition du cadre culturel favorisant les investissements, dans les instruments de précision par exemple"; - pour être à même de mesurer bien proprement, pour que les limites entre une chose et l'autre soient définies avec netteté et exactitude:"Oui! voilà ce qui pourra nous délivrer de ces atrocités, de ces boucheries!" Je pense que cette mentalité a précédé ces grands investissements que nous appelons révolution industrielle, et qui a connu des avancées considérables, je pense aux instruments scientifiques de mesure de précision. On pourrait sans doute affirmer qu'en Europe, les élites intellectuelles avaient peur du noir et se disaient qu'il devait y avoir un moyen de vaincre le noir. Car le noir est mauvais, et avec lui tout ce qui est sombre, émotionnel, sensible, empirique, ponctuel.
Je pencherais donc pour dire que toutes ces recherches qui ont abouti à l'électrification procèdent d'un contexte culturel dans lequel on espère que la précision vaincra l'imprécision.



MH:
Retournons-nous aujourd'hui à une ère de l'obscure?

FJS: Oh oui, il me semble que cela se voit depuis, je suppose, depuis que les euphories de la Deuxième Guerre mondiale ont petit à petit disparu de la réalité ñ disons à partir de 1970 environ. On peut observer qu'un nombre croissant de gens, surtout des jeunes, mais pas uniquement, disent: il doit quand même y avoir autre chose que la pensée précise, claire, stratégique, systématisée. Et vous trouvez toute une série de mouvances cultuelles dont certaines sont assez obscures, à la limite de la paranoëa; mais aussi un retour aux sagesses mystiques, qu'elles soient d'origine orientale ou occidentale. En tout cas, ce n'est certes pas un hasard si aujourd'hui, en Occident, le bouddhisme est incomparablement plus populaire qu'il y a une cinquantaine d'années. Je suis persuadé que ce n'est pas l'effet du hasard. De même que ce n'est pas un hasard si, aujourd'hui bien davantage qu'il y a disons cinquante ans, la tradition chrétienne de la vie monastique, le respect des horaires journaliers dans les bureaux des institutions chrétiennes, sont redevenues beaucoup plus populaires et sont partagés par un nombre croissant de personnes. C'est ce qui nous conduit à penser que cette "philosophie", selon laquelle la société serait capable de trouver son bonheur, son sens et son ultime objectif dans des systèmes d'une complexité croissante, de plus en plus précis et de plus en plus étudiés, autrement dit que des systèmes dont nous sommes dépendants constitueraient l'ultima ratio du progrès humain, que cette vision du monde, donc, paraît de plus en plus suspecte.



MH:
Ces doutes ont-ils une force comparable à l'enthousiasme qui habitait Thomas Edison, Werner Siemens ou Walter Rathenau?

FJS: Une excellente question consiste à se demander si cet intérêt qui s'exprime dans tous ces groupuscules cultuels, cet engouement croissant pour tout ce qui est mystique et contemplatif, sont la manifestation d'un véritable mouvement culturel ou s'il s'agit là d'un phénomène marginal. On peut de toute évidence affirmer qu'il n'arrive pas à la cheville de ce mammouth qu'est le projet des Lumières. ... Je suis impressionné par cet énorme engagement qui sous-tend notre société, qui fait que je suis citoyen d'une société à la précision, la prévisibilité, la clarté et la stratégie croissantes. Je ne pense absolument pas que toutes ces valeurs soient déjà dépassées. C'est de cette perspective que j'observe la démarche mentale de ceux qui sont à la recherche de plus. Mais il est trop tôt pour porter un jugement à leur encontre.



MH:
L'électricité crée-t-elle sa propre échelle de valeurs, une mentalité particulière?

FJS: Je ne crois pas. J'aborderais la question comme précédemment. Je ne partage pas l'interprétation qui consiste par exemple à dire: nous connaissons ici l'électricité depuis, disons, 1880. Elle s'est complètement démocratisée vers 1930, lorsque la plupart des foyers d'Occident furent assez riches pour l'installer chez eux. ... Je n'irais pas jusqu'à dire que ces appareils et ces systèmes électriques produisent une mentalité spécifique. Le verbe "produire" ne me semble pas convenir. Je dirais plutôt que cette même mentalité qui a conduit à tous ces investissements dans la recherche et le développement pendant une période aussi longue et qui l'a rendue si précieuse aux yeux d'une population aussi nombreuse, que cette mentalité donc est certainement confirmée et renforcée par les possibilités offertes par l'électricité, aucun doute. Elle favorise certains comportements, d'autres moins, et contribue indéniablement à influencer les gens, oui. Mais les gens avaient déjà une certaine mentalité auparavant. ...
Pourtant, si vous me demandiez s'il existe à long terme une influence sur la manière de voir la vie depuis la lumière électrique, ou du fait même que nous bénéficions jour et nuit d'une excellente luminosité, il serait effectivement possible d'établir un lien de cause à effet et de le remettre en cause, ce que je fais: avant l'électrification, toutes les sociétés ont bien dû s'accommoder de la pénurie de lumière, disons de la nuit, et hormis les gens très riches qui pouvaient s'offrir un grand nombre de bougies, tout le monde y était confronté. Mais pour une écrasante majorité, il était clair que le monde se divisait en phases de bonne et de mauvaise lumière. Chacun savait que certaines choses devaient se faire avec un éclairage satisfaisant, d'autres avec moins de lumière et que certaines choses que l'on faisait la nuit supportaient mieux une lumière tamisée qu'une lumière trop crue. Sans trop y réfléchir, on avait compris qu'il y avait des choses à faire dans la lumière et d'autres dans l'obscurité et qu'il fallait maîtriser les deux parce qu'elles sont notre quotidien.
Que se passe-t-il donc dans une civilisation qui ne connaît plus ces moments de lumière insuffisante et ne les connaîtra peut-être même plus jamais? Qu'advient-il des choses de la lumière tamisée, qui paraissaient jusque-là évidentes"? Je pense aux choses que les gens faisaient la nuit, dormir, se reposer, rêver, raconter des histoires, faire l'amour ou simplement rester assis sans réfléchir ni se concentrer. Quel sort est réservé à toutes ces activités dans une culture où l'on peut à tout moment se consacrer aux choses de la lumière, c'est-à-dire à un travail requérant une concentration extrême, à minuit comme à trois ou à cinq heures du matin? J'ai des doutes.
Pourquoi est-il communément admis qu'il faille toujours éclaircir tout tout de suite? Pourquoi juger l'imprécision, l'ambiguëté, l'incertitude comme des déficiences plutôt qu'un fait parfaitement normal? Je pense qu'il s'agit là d'une vertu qui s'est perdue dans nos sociétés et que nous réagissons avec impatience devant l'ambiguëté et l'imprécision et devant ce que nous ne sommes pas capables de prévoir. Nous ne savons pas comment y faire face, cela nous met mal à l'aise. D'une certaine manière, nous nous sentons obligés de chercher un responsable lorsque nous sommes dans cet état d'incertitude. Si j'ai raison sur ce point, alors ce besoin impérieux de précision n'est peut-être qu'un élément variable d'une dimension essentielle de la conscience humaine. Ainsi, une période de précision succède à une période d'incertitude, et l'homme traverse à nouveau une phase d'imprécision avant qu'un nouvel instant de clarté émerge. C'est peut-être pour cette raison que nous ne savons pas très bien nous y prendre lorsqu'il s'agit de relations avec l'autre, de mesures politiques à long terme, de stratégies communes. On est passablement mal à l'aise lorsqu'on ouvre ces fenêtres d'incertitude.
Je pense qu'il pourrait s'agir là d'une des conséquences de la technique.



MH:
Trouvez-vous regrettable que les médias nous aient supplantés par exemple pour l'histoire racontée le soir avant d'aller se coucher?

FJS: Pour ma part, je crois que chaque culture, à quelque époque que ce soit, a ses côtés agréables et ses tentations, ses règles comme ses obligations. Et je conseillerais de ne pas se casser la tête pour savoir si l'on vit mieux ou moins bien qu'il y a un mille ans. Toutefois, il n'est pas superflu de s'interroger sur les règles et les obligations de l'époque dans laquelle nous vivons. Par exemple en faisant une comparaison avec d'autres époques. Qu'est-ce qui, de nos jours, permet de mener une vie élégante, agréable, confortable, gaie, par rapport à mille ans en arrière"? ... Une chose que nous, citoyens de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle, devons apprécier à sa juste valeur, c'est la créativité qui nous est offerte par ce dont nous disposons aujourd'hui. Par exemple les systèmes de transport, les systèmes médiatiques et scientifiques. Je crois que les hommes d'aujourd'hui ont vraiment atteint un niveau très élevé dans ce domaine, et qu'ils font preuve de créativité à un degré que l'on n'aurait jamais pu concevoir il y a un millénaire.
A cela, vous pourriez objecter que ce don, cet instinct pour les possibilités qui sont devenues une des composantes essentielles de notre vie résulte de la précision des systèmes électriques et de notre effort permanent d'adaptation aux nouvelles fonctionnalités de ces systèmes constamment consolidés et améliorés. Vous pourriez objecter que ce phénomène s'accompagne d'une stimulation continuelle de notre vanité, ce qui serait terrible. Et je serais d'accord avec vous. Vous pourriez encore objecter que c'est la raison pour laquelle nous sommes les victimes d'un phénomène de "gavage". Je sais que quelqu'un au MIT, dont j'ai oublié le nom, parle pour cela de DATA SMOG (nébuleuse de données). Nous sommes tous concernés et nous le savons. Nous savons tous que nous sommes submergés d'informations et que cet afflux fait de nous des êtres blasés et cyniques, que nous ne savons pas vraiment où, dans cette vie que nous menons, trouver une oasis de tranquillité. C'est là l'un des fardeaux de notre civilisation. Néanmoins, au regard de la comparaison entre le monde avant et le monde après l'électrification, il n'y a pas de quoi être nostalgique.



MH:
Permettez-moi d'insister: ne peut-on pas constater un impact plus profond de l'électricité sur nos corps et sur notre vie quotidienne?

FJS: Vous savez, s'il y a une chose qui s'applique à tous les systèmes électriques, c'est cette différence fondamentale entre la vitesse de la lumière et la vitesse des corps. Une différence considérable. Dans ce contexte, l'apparition des systèmes électriques a réellement modifié les choses"; il me semble important d'y réfléchir, en se demandant dans quelle mesure les organismes humains, autrement dit nous, notre corps, nous mouvons de manière perceptible à la vitesse du sang. Nos mouvements sont conditionnés par le flux sanguin dans nos veines tandis que notre système nerveux réagit à l'environnement extérieur. Nous avançons aussi au rythme de nos hormones. C'est ainsi que l'animal humain se déplace, pense, ressent, savoure et décide. Mais l'essentiel du monde qui nous entoure, vous et moi, se déplace à la vitesse de la lumière. Qu'il s'agisse de systèmes de communication qui me permettent de parler avec quelqu'un en Europe comme s'il était assis à la table d'à côté, ou d'un réseau de distribution d'énergie très complexe qui permet aux uns de passer commande en introduisant des données sur le réseau, pendant que d'autres se procurent leurs marchandises, le tout fonctionnant sans panne. Je veux parler de ce flux d'informations, ou appelons cela une base de données électronique capable, à partir d'une petite infraction au code de la route, de fournir mon casier judiciaire, jusqu'à savoir que je suis recherché dans le Connecticut, alors que j'ai seulement grillé un feu rouge dans le Wisconsin. Capables d'envoyer des signes par les moyens de communication les plus divers à la vitesse de la lumière, nous sommes donc en mesure de faire des choses plus vite que jamais. Et l'une des questions majeures, qui mérite d'être tirée au clair, est je crois la suivante : comment, alors que notre corps est le siège de notre conscience, pouvons-nous "tenir" la vitesse de la lumière dans nos contacts en réseau, dans la transmission de données informelles? Voila des questions qui méritent à mon sens un éclaircissement.



MH:
Mais alors, quel était l'avantage d'un monde qui n'était pas complètement électrifié?

FJS: Une différence notable qui sépare un monde sans électricité et le monde actuel, c'est, à mon sens, que dans le premier, tout le monde avait suffisamment de temps pour se régénérer, se reposer, ne rien faire, c'était le temps de la nuit. Nous n'avons plus aujourd'hui cette bénédiction, et peut-être est-ce la raison pour laquelle les gens doivent, pour trouver un certain équilibre, se ménager d'une manière ou d'une autre des moments protégés, des parenthèses clairement délimitées, un cadre typique et rituel dans lequel ils ne se comportent plus de manière "utile", loin de toute précipitation. Les vacances, phénomène relativement récent en Occident, avaient au départ cet objectif. Bien sûr, ce n'est pas toujours facile:vous prenez des vacances, mais votre comportement reste aussi "stratégique" que d'habitude. Pourtant, l'idée de vacances est bien de marquer une césure avec la vie quotidienne. Nous devrions tout simplement prendre notre temps, le protéger, ne pas emporter le portable à la plage. Car nous l'avons, le temps, quand nous ne sommes pas "joignables". Certains y parviennent, d'autres pas. On voit bien des portables sur les plages. Mais cela permet aussi de jauger la maturité de nos sociétés, car c'est un véritable défi de libérer des espaces-temps accaparés par des décisions à prendre, de trouver du temps où nous ne sommes pas ultra-connectés, informatisés.



MH: Avez-vous, vous-même, mis en pratique ce que vous proposez?

FJS: Non, ce n'est pas chose facile. C'est l'un des grands défis lancés à notre maturité. Dans mon agenda de la semaine, je consacre 90 minutes, tous les dimanches soir, à une "causerie" avec quatre jésuites de ma communauté. Le principe en est très simple:nous passons la semaine en revue, parlons des hauts et des bas, mais sans nous raconter de "vraies" histoires, nous réservons ce moment aux histoires sans prétention. Quand on n'a plus de forums pour raconter des histoires anodines, on finit par ne plus rien se dire du tout, ce qui crée une distance entre les gens, personne ne voulant plus écouter les "petites histoires" des autres. Si je rentre chez moi et que je raconte que mon docteur m'a dit que j'ai le cancer et qu'il ne me reste plus que deux semaines à vivre, tout le monde aura envie d'entendre mon histoire. Cette histoire restera un certain temps dans l'esprit des gens qui l'ont entendue. Si en revanche, je raconte qu'à côté de moi sur l'autoroute, il y avait quelqu'un dans sa voiture qui semblait tellement oppressé que cela m'a ému pendant un moment, ce sera une gentille petite histoire, sans plus. Sera-il possible de la raconter quand tout le monde est affairé ? Sans doute pas. Mais si nous ne prenons pas le temps de nous raconter mutuellement des histoires sans importance, nous perdons quelque chose. ... C'est ce que j'appelle devenir adulte, cela en fait partie. Il faut donc se réserver cette possibilité, malgré les portables et autres bips, quelles que soient les nouvelles de la bourse de Hongkong qui apparaissent sur notre Palm. Parfois, il est nécessaire de s'affranchir de ces appareils pour faire un peu de place.



MH:
Peut-on parler d'une connexion quasi-obsessionnelle, qui entrave et dénature la vie?

FJS: Je m'interroge sur la différence entre ma vie dans un monde connecté, électrifié, où mon rythme est dicté par le système, et les parties de ma vie où je suis parvenu à vivre autrement. Quand je suis "connecté", j'essaie de faire feu de tout bois, de ne négliger aucune des possibilités qui s'offrent à moi: mes systèmes d'information et de communication sont en éveil permanent pour garantir une vitesse et une souplesse d'adaptation maximums. En revanche, j'essaie de me réserver des moments où je n'aurai pas envie de traiter des informations, où j'ai envie d'être seulement présent. Où je ne cours pas après la montre, où je suis complètement indifférent au temps qui passe, où je parviens à me situer dans l'événement présent, où c'est l'événement et rien d'autre qui me donne l'heure et non pas la montre. Tout le monde connaît ces moments où l'on dit "arrête de regarder ta montre !". En fait, je ne crois pas qu'on arrête vraiment de regarder la montre, on adopte seulement un autre rythme. C'est l'événement lui-même qui nous dit que le temps n'est pas encore révolu, que nous devons continuer à nous amuser ou que la fête n'est pas encore finie, ou que le livre que nous tenons dans les mains nous passionne à tel point que nous sommes complètement immergés dans sa lecture, que nous perdons un moment la notion du temps.
Mon temps est extrêmement minuté. Le plus clair de mon temps, je suis programmé, j'ai un comportement stratégique. Dans ces moments-là, je ressemble, je crois, à beaucoup d'adultes. Seules les pauses me permettent de gagner du temps. Parfois, je marque un arrêt au beau milieu d'une journée de travail pour me concentrer sur ce qui est en train de se passer, des choses qui ne sont pas dans mon agenda. Dans ce domaine, j'ai beaucoup appris des Lakota, une ethnie avec laquelle j'ai vécu un temps. Il s'agit en fait d'un état d'esprit, de vivre la pause autrement. Si je marche dans une prairie par exemple, et que je sais faire des pauses, j'arrive à distinguer, ici, les sons de l'herbe qui pousse, là ceux de tel arbre, ou de tel autre plus loin. Et lorsque j'atteins ce niveau de conscience, que je suis dans cet état d'esprit, que je suis capable de me concentrer sur les fréquences de l'herbe, de les distinguer de celles d'un arbre qui pousse, je m'extrais pendant un instant des contingences environnantes, et cela me fait du bien, je m'en rends compte quand je "reviens à moi". Cela me permet de relativiser mon propre partage du temps. Je pense qu'une foule de gens fait la même chose.



MH:
En dehors de votre discipline à vous, croyez-vous la société capable de dépasser cet état de veille permanent?

FJS: Vous savez, je donne des cours d'électricité à des gens tout à fait ordinaires, et je constate que nombre d'entre eux n'ont pas de conscience aiguÎ de la relation qu'ils entretiennent avec l'électricité. En revanche, leur sentiments, leurs sensations à propos de l'électricité sont très précis et presque immuables. Les gens ont une étonnante capacité à sentir les choses, que ce soit face à une occasion qui se présente ou devant le pouvoir que leur donne la technologie électrique. C'est comme un rapport inné avec le pouvoir et l'énergie. Mais ils ont aussi une idée très précise du risque d'être accaparé, de se perdre dans les détails. Ils perçoivent ces deux facettes très rapidement dès qu'on attire leur attention. C'est passionnant. Il me semble que cela vaut pour les voitures, les ordinateurs, je crois même pour l'alimentation et bientôt pour l'eau. Le plus souvent, on ignore à quel point la relation qu'on a avec les systèmes d'approvisionnement en eau est affective, je veux parler du traitement de l'eau, de sa distribution, etc. Je crois que les effets de l'électricité et des automobiles sont beaucoup plus présents à l'esprit des gens que ceux de l'alimentation et de l'eau, même si sur ces derniers, nous avons beaucoup avancé en conscience. J'ai le sentiment que les citoyens du XXe et du XXIe siècles entretiennent tous des relations très affectives avec toutes ces technologies. Pourtant, pour chacun d'entre nous, il est difficile de mettre les mots justes sur cette relation, et de marquer un temps pour l'avoir bien présente à l'esprit. C'est quelque chose que j'affectionne particulièrement : j'aime trouver des mots qui nous font avancer, qui permettent aux gens de formuler ce qu'ils pensent des technologies qui comptent dans leur vie.



MH:
A votre avis, les systèmes électriques peuvent-ils aussi servir la contemplation par exemple, autrement dit l'exact opposé de ce qu'on a coutume d'appeler une activité "utile"?

FJS: Je me dis parfois que les gens voient dans l'électricité une dimension contemplative de leur vie. Et que certains, surtout les jeunes, qui aiment jouer avec les images et exploiter leur potentiel, s'ils peuvent stocker suffisamment d'images et de combinaisons d'images, s'adonnent à la contemplation en jouant avec leur imagination. Je ne veux pas dire par là que l'électricité est plus divertissante qu'un feu de camp la nuit. L'important, c'est de débrayer, de prendre de la distance. Je trouve qu'il faut distraire les adultes. Et il est important dans notre vie d'apprendre qu'il doit y avoir des moments de récréation et des moments de concentration, d'apprendre à quel moment il vaut mieux faire ceci ou cela, quand la distraction peut avoir des effets destructeurs et quand elle est réparatrice. Ce sont là des questions importantes et je pense qu'il serait bénéfique de faire le point sur la nature de nos relations avec les systèmes électriques.



MH:
Pour conclure, encore une question sur l'avenir des technologies de pointe. Vu l'amenuisement des ressources, ne vont-elles pas plutôt droit dans le mur plutôt que vers une mutation réussie?

FJS: Est-ce que les tensions du système vont vers la catastrophe, c'est ce que vous voulez dire"? Je ne sais pas s'il est possible à présent de faire un pronostic sérieux. Dans de nombreux domaines, la pression monte. Je pense à la consommation d'électricité, mais aussi aux montagnes de déchets que produisent les différents systèmes humains, qui sont elles aussi très inquiétantes. Ou encore à la pénurie d'eau potable. Mais on ne sait pas aujourd'hui sur quoi va déboucher cette pression. Je crains que cela ne prenne une assez mauvaise tournure. C'est d'ailleurs déjà le cas dans certaines parties du monde. La grande fracture dans le monde, ce n'est pas la fracture numérique, c'est celle de l'eau, de l'eau potable.

Propos recueillis par Manfred Hulverscheidt.

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