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Thomas P. Hughes: interview réalisée le vendredi 6 avril 2001 à Philadelphie.


Manfred Hulverscheidt
: En quoi Thomas Edison est-il si intéressant à vos yeux?

Thomas P. Hughes: Je me suis intéressé à Edison parce qu'il est l'archétype de l'Américain. C'est quelqu'un de très indépendant, il a grandi dans une ferme, a quitté le lycée prématurément et a travaillé comme porteur de télégrammes puis comme télégraphiste. Autodidacte, il a su satisfaire la soif des Américains pour les biens matériels dans les années 1860-1870. Les nouveaux émigrants partis d'Europe étaient pour la plupart assez pauvres. Ils rêvaient non seulement de liberté politique, mais également de richesse matérielle. Edison a su répondre à cette demande avec les choses qu'il inventait, comme le phonographe ou l'éclairage électrique. Tout ceci a fait de lui un héros américain. J'étudie Edison pour tenter de saisir, ne serait-ce qu'à titre personnel, l'essence du caractère américain.


MH: ... et qu'est-il resté de l'enthousiasme de cette époque?

TPH: Au début du 20e siècle, nous autres Américains étions persuadés que les machines, comme celles inventées par Edison, allaient produire les biens dont ils rêvaient. Nous ne pensions pas tellement à un éventuel impact de la technologie sur nos vies. Nous l'envisagions uniquement comme une source des biens matériels que nous désirions. Ce n'est qu'après la Première et la Seconde Guerre mondiale que nous avons commencé à douter de notre capacité à maîtriser la technologie. La bombe atomique, par exemple, est une technologie très différente d'un système d'éclairage électrique. La lumière électrique - invention d'Edison - nous convient tout à fait, mais la bombe atomique nous ne convient du tout. L'enthousiasme technologique suscité par les inventions d'Edison et de plusieurs autres inventeurs indépendants s'est quelque peu refroidi après les deux conflits mondiaux, lorsqu'on a découvert le pouvoir destructeur de la technologie.



Réconstruction du premier laboratoire d'Edison à Menlo Park, N.J.(musée d'Henry Ford, Greent) field Village, Dearborn (Detroi

MH: En quoi consistait l'énorme potentiel de l'électricité dans ces temps d'enthousiasme?

TPH: La découverte de l'électricité est certainement l'aventure technologique la plus passionnante que l'homme ait vécue. Elle était entourée d'un mystère, on ne peut pas la voir, mais on peut la sentir. On peut s'en servir pour produire de la lumière, ou pour envoyer des signaux télégraphiques. Les gens qui travaillaient sur l'électricité comme Edison étaient considérés comme des sorciers, des magiciens qui apportaient des présents d'une nature insoupçonnée. En tout cas, l'électricité était beaucoup plus fascinante que la vapeur. Bien des gens ayant vécu au début du siècle ont dit que l'impact de la vapeur sur la vie des gens n'avait rien à voir avec celui de l'électricité. Je me souviens que l'un de mes professeurs, un historien, s'exclama ´?ais qu'est-ce donc que l'électricité?ª quand il apprit que j'étudiais l'histoire de l'électricité. C'était seulement il y a quelques années?. Décidément, quel mystère que cette force qu'on ne peut voir mais qui fait avancer les trains et éclaire les villes? Un mystère qui intrigue toujours. Edison est celui qui nous l'a apportée, et qui savait la maîtriser. Ce mystère qui plane sur l'électricité a contribué à faire d'Edison un héros bien plus populaire que ne l'ont été les inventeurs d'instruments mécaniques.



MH:
Dans vos écrits et conférences, vous parlez beaucoup des inventeurs indépendants du temps d'Edison. Comment expliquez-vous que l'histoire en fasse finalement si peu de cas?

TPH: Les inventeurs indépendants des années 1880, 1890, 1900 ont créé toutes sortes de mécanismes et systèmes. Imaginez? l'un d'entre eux, Edison, nous a apporté l'électricité, la lumière et des systèmes énergétiques. Les frères Wright - Orville et Wilbur - nous ont légué un système d'aviation performant. Alexander Graham Bell a inventé le téléphone. Sans oublier les pionniers de la radio, la ´?SF?, comme on disait alors. Tous étaient des inventeurs indépendants, de même que Reginald Fessenden, l'un des grands précurseurs américains de la radio. La liste des inventeurs de systèmes encore utilisés de nos jours est longue. Nous sommes entourés d'appareils sans fil comme la radio ou la télévision, de systèmes électriques d'éclairage et de production d'énergie, de techniques de navigation aérienne, etc. Nous vivons dans un monde qui s'est structuré grâce à ces inventeurs, le plus souvent des Américains et des hommes. Je ne vois aucune femme de génie connue autour de 1900 pour avoir inventé quelque chose d'important. Edison et d'autres ont créé les systèmes électriques d'éclairage et de production d'énergie, et les grandes sociétés comme General Electric ou Siemens et AEG en Allemagne n'ont fait que fabriquer et améliorer les composantes de ces systèmes inventés par des chercheurs indépendants. Au début du vingtième, les scientifiques du laboratoire de General Electric par exemple étaient avant tout chargés d'améliorer ce que les inventeurs indépendants avaient créé. Ils ont apporté des perfectionnements, comme p.ex. le filament incandescent de l'ampoule électrique, mais le système a été inventé par Edison. Ces scientifiques et techniciens se contentaient d'apporter de légers mieux, tout en affirmant que les initiateurs du progrès technique, c'était eux, et non les inventeurs indépendants. Ils ne pouvaient créer de nouveaux systèmes, car les firmes qui les employaient avaient ce qu'on appelle aujourd'hui une ligne de produits? éclairage électrique et énergie. Les grandes sociétés, seulement soucieuses de perfectionner leurs produits, ont donc créé une nouvelle espèce, le chercheur industriel, qui s'est substitué à l'inventeur indépendant.

                     Station de Marconi, Nouvelle-Ecosse 1903

MH:

Il y a eu aussi de grands inventeurs à l'époque de la Renaissance. Comment pourriez-vous décrire ce qui différencie des génies comme Léonard de Vinci et les inventeurs des temps modernes?

TPH: Les inventeurs indépendants de la fin du XIXe siècle n'étaient pas moins novateurs ou imaginatifs que les grands cerveaux de la Renaissance comme Léonard de Vinci pour ne citer que le plus célèbre. La différence essentielle entre les inventeurs de l'époque d'Edison et ceux de la Renaissance est qu'en 1900, nous étions capables de recréer le monde pour en faire un univers en adéquation avec ce que nous pensions être un environnement souhaitable et agréable. Vers 1900, notre pouvoir sur la nature était tel que le monde naturel pouvait devenir un monde créé par l'homme. Les inventeurs comme Edison avaient la responsabilité de créer un monde dans lequel l'être humain pouvait se sentir bien. Les inventeurs et scientifiques de la Renaissance ne maîtrisaient pas la nature à ce point. A l'époque de la Renaissance, la nature était pour la plupart le monde environnant et rien d'autre. Au début du XXe, l'environnement, du moins dans le monde occidental industrialisé, était en revanche un monde créé par l'homme. Nous, les hommes, avons créé ce mondeÖ pour le meilleur et pour le pire. Nous ne pouvions plus reprocher son inadéquation à Dieu ou à la nature. Nous ne pouvions nous en prendre qu'à nous-mêmes? nous avions créé ce monde, nous l'avions conçu, nous avions décidé de quoi il serait fait. Pour Edison, c'était l'électricité, pour Bell, le téléphone, et pour les inventeurs militaires, les sous-marins et les mitraillettes. Je ne crois pas que nos aÔeuls, en 1900, se soient rendu compte de leur responsabilité dans le monde qu'ils créaient.

Station de télécommunication sur un aéroplane americain, 1913



MH:
Quel rôle jouait l'armée dans ce contexte?

TPH: Pour la lumière électrique et les systèmes énergétiques, Edison ne recevait pas de subsides militaires. La lumière et la production d'énergie n'ont pas été financés par l'armée, contrairement à la télégraphie sans fil et à la radio. Je parle de la période de 1900 à 1910, quand Marconi, Fessenden et De Forest ont fait de la radio un appareil utilisable par tous. L'armée a accordé de nombreuses aides financières, que ce soit aux …tats-Unis, en Angleterre ou en Allemagne. Pourquoi? La marine était hautement intéressée par la télégraphie sans fil et l'a beaucoup soutenue, car jusque là, les navires en haute mer ne pouvaient communiquer que par l'éther, comme on disait alors. Certains capitaines de navires n'aimaient pas trop cette innovation, car auparavant, s'ils étaient officiellement sous les ordres d'un commandant, du moins étaient-ils seuls maîtres à bord en haute mer. Avec l'apparition de la communication sans fil, les centres de commandement à terre ont pu communiquer avec le capitaine et lui dire ce qu'il devait faire. La télégraphie sans fil n'a pas fait le bonheur des capitaines, mais elle a permis d'améliorer la coordination et le contrôle des navires.

MH: Le feed-back, ou rétroaction automatique, est donc devenu essentiel pour la hiérarchie et le commandement?

TPH: Absolument, et l'Empire britannique a, lui aussi, inventé et perfectionné diverses choses dans ce domaine pour garder le contrôle sur ses colonies éloignées et assurer leur cohésion. La télégraphie sans fil était importante à cet égard, car elle reliait l'Empire britannique (comme d'ailleurs les colonies allemandes) à la mère-patrie. La télégraphie sans fil était donc beaucoup plus fortement soutenue par les gouvernements et l'armée que l'électricité, qui était un bien de consommation.



MH:
Comment a évolué l'électricité dans les années d'après-guerre au XXème siècle?

TPH: Après la guerre, les grandes avancées techniques étaient toutes en rapport avec l'électricité, avec l'aménagement de systèmes d'énergie électrique à grande échelle, aux Etats-Unis comme en Allemagne. Un trait marquant de cette période d'entre deux guerres est l'électrification des zones rurales, car l'électricité comme source d'éclairage se concentrait au départ dans les villes. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, elle s'est étendue à tout le pays grâce aux techniques développées pour la création de vastes réseaux énergétiques interconnectés. Puis il y a eu, entre les deux guerres, le plan de développement pour la vallée du Tennessee. Par l'électrification et l'aménagement de bassins fluviaux navigables, la Tennessee Valley Authority devait stimuler la croissance économique d'une région pauvre en favorisant la mise en culture des terres et le reboisement. L'aménagement de la vallée du Tennessee était un grand projet lancé pendant la récession dans le but de promouvoir la prospérité d'une région parmi les plus pauvres des …tats-Unis. L'électricité a joué un rôle essentiel dans ce plan, et ce jusque dans les années 30. L'ironie du sort veut que ces grands barrages pour l'électrification de la vallée aient permis de traiter l'uranium qui devait être utilisé à des fins destructrices.

MH: L'électrification et la construction de réseaux, n'est-ce pas là une arme à double tranchant?

TPH: Oui, les constructeurs de grands systèmes tendent toujours à renforcer leur emprise. Walther Rathenau était l'un d'eux en Allemagne. Aux Etats-Unis, il y avait Samuel Insull et Henry Ford, le constructeur automobile. Leur trait dominant est qu'ils cherchent à contrôler tout ce qui est susceptible d'entraver leur liberté d'action. Prenez Henry Ford. Pour construire des voitures, il voulait contrôler les sources de matière premières, l'énergie, les ouvriers, bref tout ce qui d'une façon ou d'une autre pouvait limiter ses possibilités de production. Les constructeurs de systèmes sont positifs en ce sens qu'ils concentrent de vastes moyens de production, mais ils ont aussi un aspect négatif, qui est leur soif de contrôler tout ce qu'ils délèguent et créent.


MH:
... et de cette manière, ils tordent le cou à toute expérimentation? Etrange contraste avec l'état d'esprit des inventeurs indépendants?

TPH: Il y a quelqu'un qui contrôle, et celui qui contrôle vraiment a tendance à exclure tout impondérable, tout ce qui ne peut être prévu d'avance. Le constructeur de systèmes a une certaine ambivalence psychologique qui ne fait que nourrir ce désir, cette ambition de contrôler. Il y a donc les deux côtés de la médaille. Napoléon était un tel homme, dans un empire qui n'était pas encore dominé par la technologie.


MH:
Mais en quoi consiste le défi de l'électricité pour un technicien?

TPH: L'un des défis les plus stimulants pour un ingénieur de contrôle (control engineer) est de maîtriser cette force invisible qu'est l'électricité? elle demande à être maîtrisée, mais elle est aussi elle-même l'une des méthodes les plus efficaces pour le contrôle de machines. La plupart des instruments de contrôle fonctionnent à l'électricité. Un exemple? sur les grands navires de guerre de la Première Guerre mondiale, on se servait de l'électricité pour localiser l'ennemi, puis pour positionner les canons en direction de l'ennemi. Elle était un facteur essentiel pour le bon fonctionnement de ces grands bâtiments puisqu'elle permettait de régler la force de feu des canons. On le voit, le contrôle est une fonction centrale de l'électricité, y compris de nos jours. Regardez votre appartement. Nombre d'instruments de contrôle comme p.ex. le thermostat de votre chauffage sont des instruments électriques. Regardez votre voiture, et vous verrez que la plupart des instruments de contrôle sont électriques.


Premier ordinateur tout à fait binaire du monde, le Z3 de Konrad Zuse, construit sans aide du côté militaire en 1943 dans la cuisine de ses parents (Deutsches Museum München)

MH: Peut-on comparer les concepteurs de systèmes à des artistes?

TPH: Je ne pense pas que les artistes soient obsédés par le contrôle comme le sont les concepteurs de systèmes. Après la Seconde Guerre mondiale, de grands artistes comme les expressionnistes abstraits se sont efforcés de produire des úuvres dénuées de tout désir de pouvoir. Les projections liquides ou ´?rips? de Pollock en sont un exemple. Les artistes entendaient ainsi réagir au besoin de contrôle irraisonné des concepteurs de systèmes, à l'emprise du complexe universitaro-militaro-industriel? aux yeux des expressionnistes abstraits, le contrôle était l'essence même de la technologie négative, et l'art ne devait donc pas en faire l'apologie, mais au contraire lui échapper. John Cage, ce compositeur américain très inventif, était célèbre pour ses compositions laissant libre champ à l'improvisation spontanée des interprètes. De la musique sans partition, donc sans contrôle. Non, les artistes ne sont pas des concepteurs de systèmes. Aujourd'hui, le lien entre artistes et inventeurs se resserre à nouveau, mais on ne peut dire que tous les inventeurs soient des concepteurs de systèmes. Certains le sont, comme l'était Edison, bien d'autres non.

MH: Les concepteurs de systèmes ne sont-ils pas à leur manière des mégalomanes?

TPH: S'agissant de projets de grande ampleur, ils se rendent rapidement compte qu'il est impossible de tout contrôler, un projet d'autoroute, un projet d'armement ou autre. Ils deviennent réalistes dès lors qu'ils sont confrontés à des risques et des incertitudes. Les meilleurs d'entre eux sont ceux qui trouvent un équilibre instable entre impondérables et contrôle. Ils savent que certaines choses ne peuvent être contrôlées alors que d'autres peuvent l'être, et qu'ils doivent faire un choix entre ce qui est contrôlable et ce qui ne l'est pas. Un bon concepteur de systèmes ne s'essaie pas à contrôler des individus imaginatifs, car il sait qu'ils ont besoin de liberté pour être créatifs. En revanche, on peut contrôler des ouvriers exerçant une activité répétitive. L'idéal serait bien s¾r un contrôle intégral d'un projet de A à Z, mais ceci s'avère impossible dès qu'un projet atteint une certaine complexité. Les écoles d'ingénieurs apprennent aux étudiants à résoudre les problèmes en s'efforçant de tout contrôler, mais cela ne fonctionne pas dans la réalité. Le problème est que les étudiants sortent de l'école en croyant que le monde est contrôlable, et font ensuite l'expérience du contraire.

Dotation d'un semi-conducteur en 1955 ©SiemensForumMünchen


MH:
Quel est selon vous le principal changement survenu dans le domaine de l'électrotechnique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale?

TPH: Dès le début du XXe siècle, les Allemands ont été très précis et concrets dans leur description de l'électricité. Il y avait le Starkstrom, le courant haute tension, et il y avait le Schwachstrom, le courant basse tension. La haute tension, c'est l'énergie, la lumière. La basse tension, elle, est utilisée par ex. pour la télégraphie, la radio et les ordinateurs. Les applications dans la haute tension étaient connues dès la Seconde Guerre mondiale? il n'y a pas eu de développement fondamentalement nouveau dans l'énergie et la lumière par la suite. En revanche, on a fait des découvertes technologiques dans le domaine de la basse tension (radars, communication, ordinateurs). Après la Seconde Guerre mondiale, l'électricité n'est plus considérée comme seule source d'énergie, elle devient un moyen de commande et de communication, car c'est là qu'apparaissent les nouvelles évolutions. A partir de ce moment, on a besoin d'un autre type d'ingénieur. A l'école d'ingénieur, j'étudiais l'énergie électrique et la lumière. Dix ans plus tard, on enseignait les communications et la commande dans le domaine électrique. A présent, les départements d'ingénierie électrique sont en charge du développement informatique. C'est toujours de l'électricité, mais sa nature a radicalement changé.


MH:
Peut-on dire que l'armée est à l'origine de la 'montée en force' des semi-conducteurs?

TPH: Aux …tats-Unis, oùl'informatique a fait des progrès ahurissants (oui, employons les grands mots), ne serait-ce qu'en raison de tout l'argent investi, l'armée a financé le développement des premiers gros ordinateurs numériques. Le premier prototype auquel on ait donné le nom d'ordinateur a vu le jour tout près de Philadelphie, à l'Université de Pennsylvanie? il a été financé par l'armée. Après la guerre, l'armée de l'air américaine a financé un autre gros ordinateur, baptisé Whirlwind Computer et mis au point au MIT. Il était conçu comme ordinateur de contrôle. Les ordinateurs peuvent calculer et faire des analyses scientifiques, mais ils peuvent aussi contrôler des appareils. Le Whirlwind Computer de MIT était conçu pour guider des avions chargés d'intercepter des avions soviétiques qui feraient irruption dans l'espace aérien des USA. Il s'agissait donc une fois de plus de contrôle, du contrôle de l'armée de l'air. Certains de ces avions étaient sans pilote. Un ordinateur géant calculait la direction et la vitesse des avions intrus, puis l'itinéraire que devait prendre le chasseur américain pour stopper l'intrus. C'est là une véritable machinerie de contrôle, une machinerie électrique.


MH:
N'y a-t-il pas moyen d'échapper à l'emprise de l'armée?

TPH: Le National Research Council a créé un comité chargé d'étudier les origines de l'industrie informatique aux USA, comité que j'ai eu l'occasion de diriger. Il s'avère que la révolution informatique aux …tats-Unis a été financée par le gouvernement, plus précisément par l'armée. Dans les années 50, 60 et le début des années 70 oùl'informatique se vulgarise rapidement, le financement par l'armée de l'air a joué un rôle primordial. A la fin des années 70, des sociétés privées prennent le relais de la recherche, mais auparavant, l'armée faisait figure de chef de file, oui, c'est vrai.


MH:
Cela n'aurait-il pas été possible aussi sans l'armée?

TPH: Aujourd'hui, l'industrie informatique n'est plus financée par l'armée. Aux …tats-Unis, les plus gros investissements sont réalisés dans le domaine médical. C'est maintenant la recherche médicale qui est soutenue par le gouvernement, via l'Institut national de la Santé. Rien de militaire dans cela. En 2001, l'armée n'a plus de rôle notoire à jouer dans la recherche et le développement. Son rôle se limite aux Trente Glorieuses, oùelle faisait figure de chef de file en matière de développement informatique pour la surveillance et le contrôle aériens. Là, effectivement, la liste des aides publiques est longue. Il est difficile de dire si tout cela aurait été possible sans l'armée.

Centrale nucléaire à Three Mile Island, Harrisbourg, Pennsylvanie


MH:
Comment peut-on retrouver dans la technologie une approche civile et non plus militaire?

TPH: Comme je l'ai déjà dit, l'armée n'a plus eu ces trente dernières années le rôle majeur qui était le sien en matière de recherche et de développement au cours des trente années précédentes. Venons-en à l'échec des systèmes évoqué par Charles Perrow, qui s'intéresse avant tout aux systèmes hiérarchiques, à structure pyramidale, avec à leur tête un groupe dominant ou même parfois une seule personne. Si un incident survient en haut de la pyramide, c'est tout le système qui s'effondre. Le risque est donc énorme dans un système sous contrôle hiérarchique. Cela peut être un système d'énergie électrique, téléphonique ou d'armement.
Internet est exactement le contraire d'un tel système. Il ne comporte pas les mêmes risques, car il n'est pas structuré sur un mode hiérarchique. C'est un système très ramifié, oùle contrôle s'opère en une multitude de points dits nodaux. Il n'y a pas de centre oùtout converge. C'est ce qu'on appelle un ´?ontrôle réparti?. Le risque d'effondrement du système est nettement moindre.
Internet est un système aux multiples ramifications, conçu d'emblée de façon à ne pouvoir être détruit par une seule attaque. Je m'explique? l'armée, et plus exactement l'armée de l'air, a été le sponsor initial de l'Internet via l'agence ARPA. Mais l'armée de l'air voulait un système à l'échelle mondiale, pour qu'en cas d'attaque aérienne sur les USA par un ou plusieurs bombardiers soviétiques, le système ne puisse être détruit. On pouvait toucher un point du système, mais il y avait toujours moyen de le contourner. Internet a été développé et conçu à des fins militaires, mais des gens soucieux d'un contrôle démocratique des systèmes sont aujourd'hui très heureux qu'il ait été ainsi conçu. Il s'agit d'un système ´?istributif?, sans pouvoir central. Peut-être devrions-nous avoir plus de réseaux très ramifiés de ce type.



MH:
N'y a-t-il pas aussi d'autres risques, comme ceux liés à l'âge, la négligence ou la corrosion?

TPH: C'est vrai, nous avons connu plusieurs accidents graves, dont le plus dramatique est sans doute l'accident nucléaire en Ukraine. Puis il y a eu les pannes de courant à New York qui ont privé toute la ville d'électricité. Et enfin cette terrible tragédie de la navette Challenger, oùtout l'équipage a péri. Harrisburg est tout près d'ici, impossible d'oublier cela quand on habite en Pennsylvanie. Oui, les catastrophes existent bien. Comme vous le disiez, les systèmes vieillissent et les défaillances sont multiples.



MH:
Ne faut-il pas trouver une issue radicale face à des systèmes porteurs de tels risques, p.ex. en revenant au ´?mall is beautiful? de Lewis Mumford?

TPH: Il y a eu un grand débat entre ceux pour qui small is beautiful et ceux qui prônaient la centralisation. C'est un problème complexe et il n'y a pas de réponses simples. J'ai cru moi aussi que dans le domaine de l'électricité par exemple, la meilleure voie était celle des petites centrales. Mais l'Economie avec un grand E appelle de grands systèmes. Du moins en théorie, mais peut-être aussi en pratique. On peut effectivement produire de l'électricité à meilleur prix dans des systèmes de grande taille. Il y a à cela plusieurs raisons? p.ex., la capacité de charge est meilleure dans les grands systèmes. Et plus la capacité de charge est importante, plus le co¾t de l'électricité est bas. Des raisons économiques parlent donc en faveur de systèmes de grande taille.
Autre facteur? le rapport entre la taille et le niveau de formation. Quand vous avez un grand nombre de petits systèmes, il faut aussi un grand nombre de gens compétents. Cette nécessité existe aussi dès lors qu'il faut gérer de nombreuses petites centrales. Il pourrait y avoir pénurie de personnel qualifié. En centralisant l'approvisionnement énergétique, on a pu dans le passé se contenter d'une poignée d'experts et de gens qualifiés qui géraient un gigantesque système de distribution à partir d'un point central. On s'est aperçu que la gestion d'un grand nombre de petites centrales reliées à un réseau de distribution très ramifié laissait à désirer. Et une petite centrale qui fonctionne mal peut perturber l'ensemble du système. C'est pourquoi les ingénieurs n'aiment pas trop quand le système est dispersé, ils préfèrent une concentration de l'expertise et du savoir-faire en un point central. Si nous voulons nous orienter vers de petites unités de production d'électricité réparties sur tout le pays et renoncer à un réseau centralisé, il faudra développer de nouvelles technologies permettant un contrôle fiable de cette production d'énergie électrique. Ce n'est pas chose facile à réaliser. A condition d'investir de grosses sommes d'argent, nous pourrions peut-être diviser le réseau en unités plus petites. C'est sans doute possible. Ce serait assez co¾teux et demanderait beaucoup de temps, mais peut-être est-ce une solution à retenir.



MH:
Je vois peu de gens prêts à relever le défi, et pourtant, nous ne survivrons peut-être pas le siècle prochain si nous continuons sur cette lancée ...

Thomas P. Hughes: De tous temps, les choses se sont passées ainsi, nous réagissons quand les problèmes deviennent suffisamment graves, quand nous sommes au pied du mur. Je pense que nous réagirons. Un jour ou l'autre, le pétrole viendra à manquer, et peut-être alors développerons-nous d'autres formes d'énergie. L'inertie est grande. Nous avons tant investi dans le pétrole. Pensez à toutes les stations-service et plates-formes de forage, à toutes ces sociétés qui produisent et raffinent le pétrole. Pensez aux énormes gisements de pétrole et à tous les gens qui en vivent. On ne peut pas changer tout cela en une nuit. Seul un événement ou un problème assez grave peut nous sortir de cette inertie et changer le cours des choses. Ceci se produira peut-être. Il se pourrait qu'il soit alors trop tard, mais je crois que le mouvement ne continuera pas ainsi.
Attendez, je cherche un bon exemple. Voilà, après la Seconde Guerre mondiale, la plupart des généraux de l'armée de l'air commandaient des avions avec pilote et s'opposaient au développement d'appareils sans pilote. Mais l'inertie, car c'en est une, cet engagement pour les avions avec pilote avait déjà été brisé pour des raisons très complexes. Voyez-vous, les généraux qui ont survécu à la Seconde Guerre mondiale étaient le plus souvent des pilotes qui aimaient leurs appareils. Ils aimaient être aux commandes et refusaient ces engins télécommandés oùil n'y aurait plus de pilote. Pourtant, l'inertie avait vécu et les avions pilotés à distance ont été mis au point. De la même façon, l'évolution vers la voiture à carburants alternatifs est très lente. Vous ne pouvez changer du jour au lendemain des systèmes géants comme Detroit, Daimler Benz ou Volkswagen. Mais les choses évolueront quand la pression sera devenue assez forte.



Manfred Hulverscheidt:
Faudrait-il une nouvelle technique crée par une nouvelle génération d'inventeurs indépendants?

Thomas P. Hughes: Oui, car les grandes firmes ne soutiennent pas les inventeurs indépendants, qui souvent créent des 'technologies disruptives' appelées ainsi parce qu'elles rompent le statu quo. General Motors, qui fabrique des voitures avec moteur à combustion, ne veut pas de technologie révolutionnaire qui acculerait à la faillite les fabricants de ces moteurs. Voilà pourquoi les grandes corporations n'aiment pas trop les inventeurs indépendants. Edison n'était pas au service d'une grande société, pas plus d'ailleurs qu'Alexander Graham Bell ou Elmer Sperry. Les grandes compagnies dominent aujourd'hui l'univers des technologies, sauf peut-être l'informatique. Pensez à Palo Alto, ou à la Silicon Valley, oùde petites sociétés indépendantes ont fait la pluie et le beau temps pendant plus de trente ans. Voilà un excellent exemple de changement radical. Certes, cela a pris du temps avant que n'arrive le PC ou le lap-top, mais du point de vue historique, l'évolution a été rapide et remarquable. Reste que ce sont une nouvelle fois de petites firmes qui ont fait preuve d'inventivité, et non les grandes.

MH: Merci beaucoup pour l'interview, Monsieur Hughes.

Propos recueillis par Manfred Hulverscheidt. Texte traduit par
arte-TV.

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